Zoé Aubry
Avec précision et bienveillance, la photographe développe une pratique dans laquelle elle capture les traces de l’histoire inscrites dans les corps et l’intime pour les croiser avec les archives de la mémoire collective.
Pour Impact, en quête de révolution, la jeune photographe Zoé Aubry revient sur l’histoire du territoire qu’elle a quitté, le Jura. Région connue pour son passé historique anarchiste et ses vélleités autonomistes, le Jura n’est pas seulement un territoire, mais aussi, et surtout, une population. Avec son retour dans l’histoire d’où elle vient, Aubry interroge comment ce mouvement révolutionnaire encore récent s’est inscrit dans les corps et le territoire.
Zoé Aubry, en Work.Master à la Head, travaille avec la maison d’édition RVBbooks, Paris, et collabore à plusieurs projets entre Vevey et Paris, notamment une relecture de La maladie de la mort de Duras avec l’actrice Marion Tremontels.
Pourriez-vous décrire une approche ou une méthodologie qui vous distingue, ou que vous suivez dans votre travail?
Reposant sur des investigations anthropologiques, mon approche tient d’une mise en relation entre phénomènes sociétaux et expériences individuelles. Les relations et découvertes humaines régissent donc la base même de ma méthodologie. Selon une approche dialectique s’édifiant en rhizome, la constitution perpétuelle de liens au sein desquels tout élément peut affecter ou influencer tout autre, et où notre temporalité se trouve défiée, se révèle primordiale. Sous forme pensante, mon travail est liberté, inquiétude, recherche, cohésion, connivence, passant du singulier à l’universel, jonglant entre dimensions critiques, poétiques et politiques. Il s’élabore simultanément sous l’influence réciproque de différentes observations et conceptualisations. Explorant musées, centres de documentations et archives appartenants à des particuliers, je reconstitue peu à peu une imagerie historique avant de la réinterpréter. S’en suit un travail d’enquête, collectant les coupures de presse, interviewant tant les documents que les mémoires vivantes. Ces entités, avec lesquelles je tente d’établir un contact, me donnent accès à l’impérmanence, me transmettant des souvenirs dont la dichotomie réside entre l’insubstantiel et le matériel. C’est cet espace que je mets en image, donnant à voir la constitution d’une mémoire collective, élaborée à la frontière entre icônes et intimités. Mon investigation territoriale, pensée selon un principe cartographique donnant lieu à une étude géographique en quête de traces, intervient parallèlement.
Pouvez-vous décrire succintement votre environnement de travail? Comment cet environnement influence-t-il directement votre travail et vos produits?
Majoritairement sur le terrain, mon dispositif de prédilection se situe dans l’attention, entre le regard, l’ouïe et le dialogue. Kit de flashs et trépieds sur le dos, appareil photo au poing, je guette indices et drapeaux à flanc de coteaux, escaladant véhicules et bâtiments au gré des nécessités. Mes mains libèrent l’appareil photographique dans deux situations: afin de frapper aux portes de ces inconnus qui, peu de temps après, deviendront mes interlocuteurs et modèles, soit au profit d’un second capteur d’images, le scanner. Lorsque je mets pied à terre entre deux expéditions, mon atelier prend place dans un open space, ce qui favorise considérablement échanges et critiques constructives.
Qu’est-ce qui vous inspire? Pouvez-vous décrire ce qui vous a inspiré récemment?
Les conférences et cours de Michel Foucault et Georges Didi-Huberman m’ont permis d’angler mon approche de la révolte à travers la mise en mouvement des corps par leur conception du dialogue physique et de la gestuelle d’opposition.
Inventeur de l’identité judiciaire, établissant la surface de nos visages comme interface entre individu et société, Alphonse Bertillon, et la réflexion délicate et contemporaine que l’on peut en faire, m’ont aiguillé dans la conception de mon travail comme hypothèse, tentative d’analyse culturaliste, sans velléité d’essentialiser mes sujets.
Quels designers sont importants pour vous aujourd’hui? Pourquoi?
Les indispensables :
Car elle traite de sujet cruciaux, qu’elle constitue de proche en proche tout en impliquant la coexistence de plusieurs niveaux présentant des entrées multiples, Laia Abril.
Pour la perspicacité de leurs connexions originales entre éléments hétérogènes, l’espace de dialogue offert par les confrontations entre deux images, ainsi que la rudesse de leurs questionnements, Broomberg and Chanarin.
Pour toutes les manières qu’il a de suturer les plaies de notre monde et son engagement politique, Kader Attia qui, le temps d’une définition, s’associe à André Breton et Jean-Jacques Lebel auxquels je dois la conception d’objet doté de choix et de regard «on ne découvre pas un objet, c’est lui qui vient à nous».
Pour les ruptures dont il fait acte et son esprit critique, Thomas Hirschhorn.
Car il questionne remarquablement la frontière entre absence et présence, Christian Boltanski et sa conception du médium photographique comme présence, mémoire à la faculté de faire revivre les absents, ainsi que sa mise en perspective, et ce sans aucun mot, de la souffrance et de la guerre.
Pour la complexité de sa réflexion en réseaux croisés évoluant en permanence, l’orientation de son approche tant conceptuelle qu’artistique, et sa persévérance que je fais mienne dans les (en)quêtes et investigations, Marco Poloni.